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jeudi 3 avril 2014

Un « beau mariage » en pays de cocagne



A une certaine époque, pas si lointaine, se marier à un Aubiérois ou à une Aubiéroise était considéré, par les habitants des montagnes du Puy-de-Dôme, comme un « beau mariage ». Aubière était alors reconnu comme un village riche, un « eldorado ». Cela me fait penser à une lettre de l’évêque Damien Grangeon, mon grand-oncle. Voici de larges extraits de la lettre de ce grand-oncle, qui fut aussi vicaire apostolique de Cochinchine orientale, lettre qui fut publiée dans le Bulletin paroissial d’Aubière en juillet 1912. Il parle d’Aubière comme d’un « pays fertile » mais aussi et surtout nous présente les habitants du pays d’Annam qu’il fréquenta pendant un demi-siècle.

Damien Grangeon, alors jeune prêtre

« De Quinhon, le 15 mai 1912, Cher Monsieur le curé,
Le frontispice de votre « Bulletin paroissial » m’a tout de suite rappelé un paysage bien connu. Pendant mes cinq années d’études au Petit Séminaire (1872-1877) (1) nos promenades me conduisirent souvent à Aubière. La vue de cette riche contrée « où la neige de restait pas », où l’on trouvait presque toujours des fleurs ou des fruits, sinon les deux ensemble, excitait ma facile admiration et aussi – faut-il l’avouer ? – ma jalousie inoffensive d’enfant de la rude montagne. Cette exclamation me montait du cœur aux lèvres : « Heureux les habitants d’un si fertile pays ! » Il est vrai que mon esprit chrétien qui se croyait déjà philosophe, ajoutait aussitôt : « Oui, heureux ! à condition pourtant qu’ils sachent user sagement des biens que le Bon Dieu leur prodigue ! » Et la prompte conviction qu’il y avait là, quoique le clocher fut plus haut que le nôtre, « moins de religion que chez nous et partant moins de bonheur », me semblait une large compensation aux infériorités physiques de nos champs de seigle et de bruyère.

Couverture du Bulletin paroissial d'Aubière

Aujourd’hui qu’il m’a été donné de contempler bien des espaces au ciel plus doux, aux productions plus abondantes et plus variées, mon impression reste la même et mon exclamation n’a pas changé : « Heureux les habitants d’Aubière et en général des pays tempérés, comme la France et en particulier notre célèbre Limagne ! » La seconde partie s’est accentuée vigoureusement : « Heureux, sils savent user chrétiennement des biens que leur prodigue la Providence ! » Et cela au point de vue purement naturel, dans la vie présente, sans tenir compte de ce qui fait le tout de la destinée humaine surnaturalisée par la religion : l’ineffable félicité du Paradis.

Qui-Nhon dans le pays d'Annam

Le peuple annamite paraît bien l’emporter sur tous les autres peuples païens, actuels et passés, non certes par un degré supérieur de richesse, de science, de civilisation, mais par son gros bon sens pratique, son esprit de famille et de sociabilité, la politesse, la douceur et même la pureté relative de ses mœurs, bien meilleures que ses lois ; par la somme de liberté et d’égalité individuelle, l’accès aux plus hautes fonctions étant ouvert à tous ceux qui témoignent de l’instruction requise, et l’instruction étant parfaitement libre et à la portée du plus grand nombre.
Or l’expérience de chaque jour, la vie en commun, pendant bientôt trente ans, avec ce la fréat [?] des peuples païens a rendu inébranlable ma conviction de jeune homme : « Heureux les peuples chrétiens ! ; et par chrétien entendez surtout les peuples catholiques. On ne trouve que chez eux la paix, l’honnêteté, la justice, la charité, en un mot le bonheur au degré maximum que comporte l’humaine et multiple misère de ce monde.
Dans la classe laborieuse, c’est-à-dire la moitié de la population, le grand, l’unique souci, c’est de gagner son riz, de produire assez pour vivre – « lain an – faire manger ». Et la « civilisation » ne fait qu’accroître la détresse publique, doublant, triplant le prix des denrées indispensables, sans augmenter le prix de la main d’œuvre. Et aussi quel manque de largeur et d’élévation dans les idées, le caractère, les sentiments, même chez les gens à l’aise, les mieux doués et les plus cultivés ! Se procurer un petit bien être, remplir, surtout à leur profit, quelque fonction honorifique, c’est tout leur horizon. Jouir ! Voilà le mot qui résume toutes leurs aspirations. Et cependant cette jouissance, même à son plus haut degré, se borne en bien peu de choses en ce monde. Et après la mort, croyance instinctive, mais aveugle en une vague survivance, espoir d’une félicité purement humaine, mal définie en tout cas subordonnée à la fidélité chez les descendants à offrir de temps à autre quelques bâtonnets parfumés, un bol de riz gluant, quelques mets bien fumants, festin préparé par la crainte égoïste plus que par la piété filiale et que les vivants absorbent à la santé des morts. C’est à peu près toute leur théologie ! Oh ! non, l’idéal, chez nos pauvres indigènes n’est pas plus à envier que la réalité.
Le père de famille abuse rarement des droits tyranniques que lui donnent, sur sa femme et ses enfants, la législation et les principes religieux qui en sont la base. On doit proclamer qu’en général la femme annamite est vraiment maîtresse dans son ménage, respectée par son mari, obéie et honorée par ses enfants. Ceux-ci sont aussi bien traités par leurs parents. Toutefois ces rapports de famille demeurent empreints de plus de crainte et de formalisme que d’estime et de cordialité. Ils ne rappellent que de bien loin un intérieur chrétien.
Le divorce reste toujours possible ; la polygamie est facultative, parfois obligatoire, souvent réelle quand le permet l’état de fortune. Aussi les filles païennes, surtout de bonne maison, envient-elles la situation honorée des matrones chrétiennes. Et plus d’une se convertit pour s’assurer l’avantage d’être la seule femme d’un mari et même la femme d’un seul mari – simultanément bien entendu. Au moins ne rencontre-t-on point, pas plus chez les riches que chez les pauvres, cette plaie du fils unique qui menace d’anéantir les nations européennes paganisées.
Dans l’État enfin, à côté de l’admirable et salutaire principe qui fait de tous les individus une seule famille, sous l’autorité du Souverain, fils et lieutenant du ciel, on trouve, en fait, l’arbitraire, l’exaction, le gaspillage et surtout la vénalité à tous les degrés de l’échelle administrative.
Et ces fléaux publics, l’établissement du Protectorat français n’a fait, malgré les intentions et les théories de ses fonctionnaires, n’a fait que les développer en aiguisant les appétits budgétivores et en rendant presque nuls le contrôle et la sanction.
Oh ! oui, heureux les peuples chrétiens qui connaissent leurs avantages et leurs obligations ! Mais aussi malheur à eux s’ils s’obstinent à la méconnaître ; la barbarie civilisée sera cent fois pire que le manque de civilisation, ou la civilisation primitive et purement naturelle. »
(…)
Signé : Mgr Damien Grangeon, vicaire apostolique. (2)

Qui-Nhon et sa cathédrale

Notes :
(1) - Il s’agit du Petit Séminaire de Clermont-Ferrand.
(2) – Né à Gelles (Puy-de-Dôme) le 27 septembre 1857, Damien Grangeon devint sous-diacre aux Missions étrangères le 9 septembre 1881. Il fut ordonné prêtre le 18 février 1883, et dès l’année suivante, il est en mission en Indochine, en Annam. A cette époque, l’Annam était troublé et le père Grangeon, comme ses ouailles, dut subir la terrible persécution de 1885. Quand le calme fut revenu, il reprit son apostolat et contribua à de nombreuses fondations. Il aida entre autres le père Maheu à créer l’imprimerie de la Mission, puis, plus récemment, dans l’œuvre si importante au point de vue social de la léproserie de Quihoa. Il remplit diverses fonctions, entre autres celles de professeurs de théologie au Grand Séminaire de Dai-An (Annam) et de directeur de l’École des catéchistes de Kim-Chau. Le 21 mars 1902, il fut élu évêque d’Utine (Tunisie) et vicaire apostolique d’Annam et fut sacré à Lang-Son (Annam) par Mgr Caspar. Mgr Grangeon, bien connu à Saïgon où il avait conquis tant de sympathies, étaient un homme de manières affables et distinguées. Les œuvres ne l’empêchaient pas d’être un érudit et il a, notamment, publié dans la Revue des Missions Catholiques, en 1886, une étude très documentée sur les Chams, qui sera encore lue avec profit par ceux qui s’intéressent aux derniers survivants de ce malheureux peuple. En 1928, il donna sa démission de vicaire apostolique et se retira au noviciat de Qui Nhon. Le 1er novembre 1933, un typhon renversa les deux étages supérieurs de ce noviciat en faisant plusieurs morts. Très affecté par cette catastrophe, il y mourut le 21 novembre suivant. (Nécrologie parue dans le Journal de Saïgon)

© - Cercle généalogique et historique d’Aubière (Marie-José Chapeau)


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