Actualités


mercredi 9 octobre 2013

Rapsodie pour clarinette



Lucien Reuge est né en 1914 et s’est éteint en 2012. Aubiérois d’adoption, il y fera ses classes à l’école communale et à l’école de musique des Enfants d’Aubière. Avec sa verve coutumière, il nous fait revivre, sous une forme un peu originale, quelques-uns de ses souvenirs. Les musiciens apprécieront…

« En séjour au grand air, loin des miasmes de la ville
et –grâce à mes enfants- des besognes serviles,
j’ai pu dans le silence du vallon cogiter, repenser à Aubière
et, pour vous, sur papier, coucher mes souvenirs. Un retour en arrière…

Ce siècle avait vingt ans
1920, six ans, l’âge d’entrer à l’école.
Et m’y voici contraint, en pays viticole.
Depuis moins de deux ans la guerre était finie.
Après cette hécatombe, combien de vies aussi ?

Pupilles de la Nation, épouses veuves de guerre ;
Des femmes sans maris et des enfants sans pères !
Que restait-il aux hommes de leur fraternité
De ces jours de misères, de souffrances, de dangers ?

Si peu que j’ai vécu dans un « demi-village »,[1]
Croyances et politiques n’y faisant bon ménage,
Deux couleurs s’y heurtaient, celle des Rouges, celles des Bleus…
Leur mélange eût donné le Violet,[2] sacrebleu !

Les ceintures et bérets des gymnastes étaient bleus
Pour ceux d’la Fraternelle. Pour d’autres, moins heureux,
A la Prolétarienne – ceintures et bérets rouges –
Car elle fut éphémère comme cerises de Carouge.

C'était l'été, dans les années 1930... devant la porte ouest de l'église d'Aubière :
"Tous officiers d’marine, enseignes de vaisseau de première classe, à un galon... et pantalon blanc en période estivale."


Adorateurs d’Euterpe, tous officiers d’marine : [3]
Les bardes de « La Gauloise » soufflant dans leurs clarines[4]
Et « Les Enfants d’Aubière ».
(Pourquoi pas de l’Artière
Où nous faisions voguer
Nos vaisseaux de papiers ?)

Les mœurs, par la musique, à la longue s’adoucissent.
Après tant et tant d’ans, pour qu’elle ne périsse,
J’ai ouï dire, de nos jours, qu’il n’est qu’une Harmonie,
Dite « municipale », qui a tout réuni.
(Et c’est bien ainsi !
Je salue Monsieur le Président de l’Harmonie, au passage)

1920, six ans, dans la cour de l’école.
Les Sammies[5] sont partis dans leurs mégalopoles,
Nous laissant mâchonner leur collant « chien-chien gomme »,
(Mais le caramel mou valait mieux pour ma pomme),

Lire dans nos illustrés les prouesses des « Kovbois »
Que nous mimions avec nos revolvers en bois,
Criant à qui le mieux : « Andupe ! T’es touché ! »
(C’était l’un de nos jeux dans la cour de récré).

Car nous n’pouvions que LIRE, sans savoir PRONONCER,
Ces mots pour nous étranges comme ces étrangers.
Nous n’avions pas le SON… Les films étaient muets.
Pas de poste de radio. Bien sûr, pas de télé.

Pas de chauffage au gaz, pas d’électricité.
Ni de tout-à-l’égoût, ni d’eau au robinet.
Même pas d’ordinateur pour nous relier au Monde.
A part les ronds dans l’eau, on ignorait les ondes.

On se chauffait au bois, au charbon pour la nuit.
On s’éclairait à l’huile, ou pétrole ou bougie.
On allait chercher l’eau, pompée au fond des puits,
Chacun la rejetait, usée, devant chez lui.

Et les seaux hygiéniques se vidaient dans l’Artière,
Leurs odeurs s’épandaient le long des rues d’Aubière.
Les conditions de vie n’étaient pas toujours drôles,
Il fallait faire avec. Parfois avec la gnole.

Mais on polluait moins, si l’hygiène en souffrait.
Maintenant la Terre souffre, avec ses passagers.
Nos ultimes descendants mourront sur un radeau
Avant même que Phaebus ait éteint son flambeau.
Sic transit Gloria Mundi.

Nota : pour les oreilles musicales, il est possible de chanter le début de ma prose (En séjour au grand air…) sur l’air de « La Mère Michel qui a perdu son chat », et ainsi vous aurez, pour le même prix, une Ouverture en guise de Prologue.

Dernière heure : « Eurêka ! » Que n’ai-je pensé plus tôt à un « enjambement » (procédé rythmique consistant à reporter sur le vers suivant un ou plusieurs mots nécessaires au sens du vers précédent – Le ROBERT). Je vous propose donc de remanier la cinquième strophe de la façon suivante :

Adorateurs d’Euterpe, tous officiers d’marine :
Les bardes de « La Gauloise » soufflant dans leurs clarines
Étant là pour l’aigu, et « Les Enfants d’Aubière »
Soufflant dans leurs binious, rive gauche de l’Artière.

C’est la version écrite que vous lirez des yeux, silencieusement. Pour la lecture à haute voix, vous prononcerez dans un même souffle le dernier mot du deuxième vers, clarine, et le premier mot du troisième vers, étant.
Cela paraît compliqué, mais c’est facile à faire… avec un peu d’entraînement. Fiez-vous à votre oreille. Vous pourrez vous appuyer sur la graphie ci-dessous :
Les bardes de « La Gauloise » soufflant dans leurs clarin’
ettes en LA pour l’aigu et…


« Une clarinette en LA pour l’aigu, où va-t-il chercher tout ça ? diront les clarinettistes. Nous avons pour cela la clarinette en mi bémol appelée aussi « petite clarinette ». La clarinette en LA ne s’emploie que dans les orchestres symphoniques. »
Je le sais, Messieurs, mais s’il me plaît, à moi, de l’introduire dans les harmonies pour me dépatouiller d’un problème de rimes, ne m’accablez pas ! Soyez indulgents ! Sachez que l’idée m’est venue à quatre heures du matin. Elle aurait pu sombrer dans l’oubli mais, comme par hasard, j’avais sur ma table de nuit un bout de crayon et un petit bloc de « post-it ».
Il m’a fallu quatre feuillets pour épingler mon idée avant de me recoucher, l’esprit en paix.
C’est donc à la première heure que j’ai écrit ma « dernière heure ». Heureusement pour moi, l’écrire n’est pas la vivre • (point de clôture)

Mon professeur de musique, Martin Gioux, était un peu rude parfois. J’avais une clarinette en si bémol d’adulte et, malheureusement, un empan un peu court pour atteindre facilement, avec mon auriculaire droit, la clé qui permettait de produire un si naturel franc et net, c’est-à-dire sans couac. J’essayais bien de compenser en posant le pavillon de l’instrument sur mes mollets croisés afin de libérer un peu mon pouce qui soutenait la clarinette. Je pouvais de la sorte gagner quelques millimètres. Mais ce sacré petit doigt se rétractait quand un si se profilait à l’horizon de la portée musicale. Je savais, par expérience, que ce si, pourtant naturel déclenchait aussi un mouvement de la main du professeur vers un outil posé sur la table… Mon petit doigt en gardait un mauvais souvenir.
Une soudaine période de croissance m’a permis de faire des progrès notables.

Lucien Reuge (2005)





[1] - (NDA) : « Demi-village », la frontière entre les deux « moitiés » d’Aubière n’était pas territoriale mais bel et bien dans les têtes et peut-être même dans les cœurs. La séparation de l’Eglise et de l’Etat ne datait que de quinze ans. Les enfants n’étaient réunis, garçons et filles, qu’à l’âge du catéchisme, dans l’église ou la sacristie. La première communion était un rite de passage respecté par les parents non croyants… et puis, c’était aussi une occasion pour faire la fête, se revoir en famille autour d’une table bien garnie. Pour les communiants et communiantes des deux bords, prochain rendez-vous ?... pour la conscription ! Mais c’est une autre histoire. Sachez toutefois qu’il n’était pas exclu que quelques individualités bien affirmées des deux bords aient pu nouer des liens avant cette date fatidique car le Malin est partout. Cupidon aussi, derrière les rideaux de chèvrefeuille des grandes caves… Et là, par exception, nous avions le SON.
[2] - (NDA) : Le violet, couleur du savoir et de la sagesse. Elle s’obtient en mélangeant deux couleurs primaires, un bleu et un rouge.
[3] - (NDA) : Tous officiers d’marine, enseignes de vaisseau de première classe, à un galon, à l’exception du sous-chef et du chef de musique mieux pourvus en « ficelles ». Uniformes prestigieux pour la moitié supérieure du corps : vareuse et casquette de l’époque de Pierre Loti. En ce qui concerne la moitié inférieure, à charge de l’intéressé, c’était ad libitum (en musique AD LIB : au gré de l’exécutant), mais aussi en fonction de la météorologie : par temps de froidure une teinte sombre, et pantalon blanc en période estivale.
[4] - (NDA) : La « Clarine » : alors là, c’est pour moi un vrai casse-tête ! Figurez-vous que je me suis trouvé en panne de RIME, à cause de la marine. Je vais, pour justifier ma solution inadéquate, plaider ma cause avec la meilleure mauvaise foi possible. Veuillez m’en excuser : Ne vous méprenez point sur mes connaissances musicales. Je sais fort bien qu’aucun des « Enfants d’ Aubière » et qu’aucun des fils de « La Gauloise » ne jouait de la clarine. Il n’en reste pas moins : 1° que c’est un instrument de musique ; 2° qu’il est essentiellement utilisé dans les défilés (aux changements de saisons) ; j’ajoute qu’il partage, avec la harpe, la particularité d’être le plus souvent un instrument musical réservé au sexe féminin. Enfin, « last but not least », il descend, étymologiquement, du même ancêtre que la clarinette, le mot CLAIR. Vous en trouverez l’explication dans un encadré à la page 448 du Petit Robert, dictionnaire de la langue française. Pour apporter plus de clarté à votre lanterne, je précise que la musicienne qui joue de la clarine a commencé à sourire avec Benjamin Rabier. Pour finir sur ce point, sachez que :
Du plus talentueux prestidigitateur
Je n’ai pas le génie. Les cartes à jouer surgissent,
Du vide, sous ses doigts. Il faudrait que je puisse
Cueillir de même les rimes, mais, pauvre rimailleur,
Vraiment je ne sais pas !
Car dégoter la rime
Tous les jours de déprime
C’est travail de forçat
Et donc, pour la « clarine »,
Vous tous ! Excusez-moi.
[5] - (NDA) : « Sammy [sami] n.m. – 1917 ; prénom, dim. de SAM, l’oncle SAM étant la personnification du citoyen américain. Surnom amical donné aux soldats américains lors de leur arrivée en France, en 1917. Les sammies et les tommies. » (encore le ROBERT).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire