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lundi 5 mars 2012

Antoine Dubois (1754-1836) - 4


Antoine DUBOIS, Curé de Saint-Nectaire

Hommage à Antoine Dubois

Transcription du texte paru dans les Annales scientifiques, littéraires et industrielles de l'Auvergne, éditées par l'Académie des sciences, belles- lettres et arts de Clermont-Ferrand, sous la direction de M. H. Lecoq, rédacteur en chef. Tome neuvième novembre 1836, intitulé :

Courte notice sur la vie et la mort de M. Dubois curé de Saint Nectaire
membre de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Clermont-Ferrand
par l'abbé Croizet, curé de Neschers, membre de plusieurs sociétés savantes

Antoine Dubois est né dans le village de Farges, commune de Saint-Nectaire, le 9 janvier 1754. Son père était un des plus riches et des plus vertueux cultivateurs de cette antique paroisse.
M. Dubois avait deux oncles instruits, dont l'un était attaché à l'église de Saint-Nectaire en qualité de prêtre communaliste, et qui lui avait appris à lire et à écrire. Il se livrait à la culture des champs, à la grande satisfaction de son père ; mais depuis longtemps il éprouvait un vif désir d'entrer dans le sanctuaire, lorsqu'à l'âge de dix-huit ans il forma le projet de consacrer à son éducation une partie de la fortune que lui avait laissée sa mère. Il commença l'étude de la langue latine sous un M. Jamot, vicaire de Saint-Nectaire. Celui-ci fut nommé curé à Compains, où M. Dubois passa aussi quelque temps au milieu de nos montagnes. C'est là que, sans maître et sans livres relatifs à la botanique, il recueillit des plantes, les compara avec celles de notre Limagne, et nota les différences qu'elles présentent. Il vint ensuite à Champeix, où un M. Guillaume, curé du Marchidiale, qui avait été professeur dans un collège, lui apprit assez de latin pour le juger capable, après quatre ans d'étude, de suivre le cours de philosophie.
M. Dubois se rendit à Clermont à l'âge de vingt-deux ans ; il n'était plus sorti de la campagne. Sa stature athlétique, la forme de ses vêtements simples et même grossiers, en un mot son air grotesque, lui attirèrent les railleries et les contrariétés de quelques condisciples ; mais sa force physique, sa bonté et la manière dont il répondait à son professeur de philosophie, leur en imposèrent bientôt, et leur inspirèrent non seulement de la bienveillance, mais encore du respect. Pendant son cours de théologie, et au grand séminaire, il obtint des succès toujours croissants et montra toutes les vertus qui promettent le bon prêtre. Il fut promu au sacerdoce à l'âge de vingt-sept ans, et nommé vicaire à Cournon, où il demeura, en cette qualité, pendant dix ans, c'est-à-dire, jusqu'au moment où une révolution furieuse leva la hache sur la tête de tous les prêtres qui crurent devoir rester fidèles à leur Dieu et à leur conscience.
Il se retira d'abord à Farges, où vivait encore son père, puis dans un lieu plus sauvage de l'arrondissement de Mauriac, département du Cantal, et enfin au milieu des rochers du village de Fohet, commune d'Aydat. Il m'est impossible de rappeler ici tout ce qu'il a souffert, tous les dangers qu'il a courus, toutes les privations et toutes les frayeurs qu'il a éprouvées, et dont il m'a parlé avec tant de franchise et de naïveté. Il nous suffit de dire que tous les prêtres qui, à cette époque, d'affligeante mémoire, eurent le courage de rester en France pour offrir à leurs concitoyens les secours et les consolations de la religion, furent mille fois plus malheureux que ceux qui s'expatrièrent. C'est dans ce temps de délire où l'on prétendait adorer la raison, la liberté et l'humanité, en foulant aux pieds leurs droits les plus sacrés, qu'un confrère engagea M. Dubois à s'associer à lui dans le métier de rémouleur.
« Je n'ai pas de vocation pour ce métier là dit notre abbé ; les rémouleurs en général n'inspirent pas assez de confiance ; notre état demande toujours de la dignité. J'aime mieux manger un morceau de pain noir pendant le jour dans les burons de nos montagnes, et aller pendant la nuit visiter au loin les malades, baptiser les petits enfants, et bénir les mariages. »
Enfin, le jour de la liberté du culte catholique commença à paraître, et M. Dubois qui s'était retiré à Fohet, après avoir rempli avec zèle tous les devoirs de son ministère, se livrait de nouveau à l'attrait qu'avait pour lui l'étude de la botanique, et de plusieurs autres branches des connaissances humaines. Il resta dans le pauvre et modeste village de Fohet jusqu'en 1813, époque où il fut appelé à la cure de Saint-Nectaire. Il refusa d'abord ce poste avec instance ; mais enfin il fut obligé de l'accepter.

Église de Saint-Nectaire

Il a passé vingt-trois ans dans cette paroisse où il avait reçu le jour, où il était généralement estimé, vénéré même et où il est mort assassiné par un rémouleur nommé Chandeze, homme de petite taille, âgé d'environ trente-six ans, dont le crâne présente quelques particularités, qui est originaire du village de Sachat, appartenant à la même paroisse. Il fut frappé de plusieurs coups d'une espèce de couteau, le 21 juin 1836, à huit heures du matin, et il expira le 27 du même mois, à deux heures du soir, âgé de quatre-vingt-deux ans et près de six mois.
On s'attend ici à voir entrer dans quelques détails sur les lumières et les vertus de M. Dubois ; nous allons tâcher de satisfaire à cette attente en peu de mots, et avec la simplicité et la franchise qui caractérisaient ce digne prêtre.
Il connaissait l'histoire de tous les peuples ; mais il s'était attaché spécialement à l'histoire de la religion et de l'église. Il possédait parfaitement toutes les vérités de l'Evangile et toute la discipline ecclésiastique : la doctrine des saints Pères et les décisions des conciles lui étaient familières. Il exposait à ses paroissiens la science du christianisme avec une justesse et une précision admirable. Plusieurs fois nous avons discuté ensemble sur des points de morale et de religion, et toujours ses observations m'ont paru pleines de vérité et quelquefois de profondeur. Il était, sans contredit, sous ce rapport, un des prêtres les plus instruits du diocèse. S'il avait été mieux connu ou dans un poste élevé, il aurait rendu de plus grands services à plusieurs ecclésiastiques, et par là même à la religion.
Nous avons déjà dit que M. Dubois avait commencé à former un herbier sur les montagnes qui entourent Compains ; mais c'est en sortant du séminaire, et pendant qu'il était vicaire à Cournon, que la botanique occupa ses loisirs, et qu'il fournit tant de précieux matériaux à M. Delarbre, ancien curé de la cathédrale de Clermont, lequel a si bien mérité de la religion, de l'humanité, et dont les travaux sur l'histoire de notre ville ainsi que sur plusieurs branches de l'histoire naturelle de l'Auvergne, sont connus de tout le monde. Ces deux respectables ecclésiastiques étaient intimement liés, malgré la différence de l'âge. En 1790, M. Delarbre adressait à M. Dubois, qu'il appelait très digne prêtre et vicaire à Cournon, une lettre pleine d'affection : Il ne vous arrivera, écrivait-il, jamais autant de bonheur que je vous en désire… Ma façon de penser à votre égard vous est connue, ainsi que les sentiments affectueux que je vous ai voués.
Dans un moment d'effusion de cœur, M. Dubois, qui me témoignait la même confiance, le même intérêt et le même attachement que lui portait le vénérable abbé Delarbre, me raconta tout ce qu'il avait fait pour la seconde édition de la Flore d'Auvergne ; mais au lieu de le rappeler ici, il me paraît plus convenable de citer les paroles de M. Delarbre lui-même. Il écrivait au citoyen Sylvius (Dubois) dans son désert, à côté de l'ancienne habitation de Sidoine Appolinaire, à Avitac. M. Dubois était alors caché à Fohet, près d'Aydat. Voici quelques mots de cette lettre : « Dans mon ouvrage, que je puis avec raison dire le vôtre, votre nom est cité en bien des pages, et cependant il ne l'est pas assez. »
MM. de Jussieu, Richard, Fourcroy, et autres savants botanistes, avaient adressé des lettres flatteuses à M. Delarbre ; celui-ci renvoi ces éloges à M. Dubois, qui était l'auteur de la préface et du plan de l'ouvrage, et il a l'attention de citer les paroles de M. Richard ; les voici : « Votre préface, exempte de cette inerte prolixité trop ordinaire, m'a fait plaisir. Le plan de l'ouvrage me paraît bon, et son exécution louable. Éclairé par la méthode naturelle, vous avez su rectifier, dans celle de l'immortel Tournefort, beaucoup d'inexactitudes, que le progrès de la philosophie botanique y ont découvert. Votre flore, extrêmement différente de la première, sera vraiment utile aux étudiants tant à la campagne que dans les jardins, et même elle intéressera, sous divers rapports les botanistes instruits. »
M. Dubois, qui cherchait toujours à cacher son mérite, m'avait fait promettre de garder le secret sur ce qui m'avait échappé par mégarde à l'occasion de cette seconde édition de la Flore d'Auvergne. J'ai été fidèle à ma promesse. Ce sont aujourd'hui MM. Richard et Delarbre qui sortent, pour ainsi dire, du tombeau pour proclamer la vérité et la justice. Afin de la rendre complète, je dois ajouter que M. Dubois refusa formellement de voir son nom associé à celui de M. Delarbre, lors de la publication de cet intéressant travail, et qu'il se plaignait à son ami de ce qu'il l'avait cité trop souvent. Il lui adressait un autre reproche amical, celui de n'avoir pas indiqué les propriétés des plantes. M. Delarbre lui répondait en ces termes : « Vous avez saisi ma pensée lorsque vous mandez que je n'ai pas indiqué les propriétés, pour ne pas rendre notre recueil trop volumineux… ; mais, si Dieu me laisse la vie et les forces, je publierai, avec votre secours, un troisième volume, afin de satisfaire à vos désirs qui sont si raisonnables. »
M. Dubois m'avait dit plusieurs fois qu'anciennement on attribuait à un grand nombre de plantes des vertus qu'elles n'ont pas, et qu'aujourd'hui on est tombé dans un excès contraire, et qu'on néglige les propriétés réelles de plusieurs d'entre elles. Combien de malades il a guéri ou soulagé en employant les seules ressources que lui fournissait le règne végétal ! Lui-même, dans le commencement de cette année, a éprouvé une enflure qui paraissait inquiétante ; il exprima le jus de quelques plantes, en fit usage pendant un petit nombre de jours, et l'enflure disparut entièrement. Il a laissé beaucoup de notes sur les propriétés d'un certain nombre de végétaux, ainsi que sur les espèces nouvelles qu'il a découvertes, et qui ne sont pas décrites dans la Flore ; mais dans les cahiers que j'ai vus sont si remplis d'additions et de ratures, qu'il me paraît difficile d'en profiter. Au reste, ces dernières espèces se trouvent, pour la plupart, dans le riche herbier dont il a fait hommage au musée de Clermont.
Personne n'ignore que M. Dubois avait fait ses délices de la botanique pendant plus de cinquante ans, et qu'il était l'homme du monde qui connaissait le mieux les végétaux du Cantal et du Puy-de-Dôme. Depuis longtemps il ne s'occupait que de la partie la plus difficile, la cryptogamie, qu'il étudiait sur les écorces d'arbres et sur les rochers. Il était si familiarisé avec nos phanérogames et les endroits où ils croissent, que, dans la seule vallée de Chaudefour, il me fit récolter en quelques heures plus de cent espèces de ces plantes, en me montrant du doigt les lieux où je devais les trouver.
Mais ce que tous ne savent probablement pas, c'est que l'homme habile dans une science éprouve de plus en plus le besoin de s'appliquer à presque toutes ; il sait qu'elles s'éclairent mutuellement, et se prêtent un mutuel secours. M. Dubois nous offre une nouvelle preuve de cette vérité. Il fit de la zoologie, et en particulier de l'ornithologie l'objet de ses recherches. Cette assertion est encore appuyée, comme les précédentes, sur l'éclatant témoignage rendu par le vénérable Delarbre. Les nombreuses lettres que je possède de l'un et de l'autre de ces deux véritables amis, me mettent à même de ne rien avancer sans preuve. Delarbre écrivait donc au citoyen Dubois à Farges : « Recevez, cher ami, mes remercîments pour les oiseaux que vous m'avez envoyés ; mais surtout pour les observations dont vous me faites part…. Que de réflexions à faire sur tout ce que vous me marquez ! Je prendrai mon temps, et je mettrai à profit vos observations.
Dans les notes dont vous m'avez fait part autrefois, il y a nombre d'objets que je ne trouve nommés ni dans Linnée, ni dans d'autres auteurs ; me voilà dans l'embarras pour les désigner et les dépeindre. Je me réserve à vous en entretenir dans la première occasion qui se présentera. »
M. Delarbre décrit ensuite un voyage qu'il fit aux monts Dômes avec MM. Fourcroy, Vauquelin Valy et Descoty. Il dit que Fourcroy et Vauquelin, célèbres chimistes, sont, le premier, un homme de beaucoup de connaissances ; le second, un des plus aimables hommes qu'on puisse connaître ; Valy un très habile dessinateur et architecte, et Descoty un élève très distingué de l'école des mines. Je me propose de déposer cette lettre entre les mains de M. le secrétaire de notre société académique.
M. Dubois s'était encore sérieusement occupé de l'astronomie, et plus spécialement de la gnomonique. Il a laissé, sur cette partie de la science, un manuscrit considérable, accompagné de planches nombreuses tracées de sa main. C'est le travail d'un homme patient, profondément judicieux, et versé dans les mathématiques. Les mathématiques, M. Dubois s'y était tellement perfectionné sans le secours d'aucun maître, qu'il était à l'occasion de cette science, en relations amicales avec M. Roquecave, ancien professeur, et mathématicien très distingué, qui vient de terminer sa carrière en même temps que le digne pasteur de Saint-Nectaire.
Comme il possédait parfaitement l'art de tracer les cadrans, il en a confectionné de plusieurs formes. Il m'a donné un cadran solaire portatif, qui est son ouvrage, et qui indique, pour nos environs, les heures de chaque jour avec une précision vraiment remarquable.


Quant à la géologie, notre modeste curé connaissait les ouvrages des Deluc, des Saussure, des Dolomieu, et d'autres auteurs ; mais comme elle était dans l'enfance, et que certains écrivains s'étaient attachés à bâtir de vains systèmes, il ne dissimulait pas le peu de confiance que lui inspirait cette science. Il m'envoya, en 1823, une chanson qu'il venait de composer, et qui était remplie d'épigrammes contre la géologie et les géologues. Cependant, lorsqu'il eut lu le beau discours préliminaire de Cuvier, quelques ouvrages de mes amis MM. Lecoq et Bouillet, ainsi que nos recherches géologiques et paléontologiques sur l'Auvergne, il m'écrivit une lettre extrêmement bienveillante, qu'il terminait par ces mots : « Vous m'avez converti ; la géologie devient une science à mes yeux. Vos recherches seront plus utiles que ne pense le vulgaire ; en reculant les limites de nos connaissances, elles montreront de plus en plus l'immensité de la création et de la puissance du créateur. »
M. Dubois, dont l'esprit aussi actif que solide, avait sans cesse besoin d'un nouvel aliment, s'était aussi occupé de la chimie appliquée à l'industrie. Notre société des sciences, lettres et arts, qui s'honorait de le compter au nombre de ses membres, a eu connaissance de quelques-unes des expériences et des découvertes qu'il a faites dans l'art de la teinture. Au nombre des couleurs qu'il a obtenues par de nouveaux procédés, et que j'ai observées dans son pauvre presbytère, il en est de médiocres, mais il en est aussi de forts belles. Je suis dépositaire d'un manuscrit où il indique la manière de faire le bleu, l'aurore, le violet, le rose, le jaune orangé, le rouge, le cramoisi, etc, etc.
La littérature, et même la poésie, n'étaient pas étrangères à ce digne ministre de la religion. Je l'ai entendu critiquer certains auteurs d'une manière sévère, mais juste, autant que j'étais capable de juger sur pareil sujet. Son style, à la vérité, était sans apprêt et sans prétention, comme sa personne ; mais il était tout à la fois clair et concis.
Que de réflexions nous pourrions ajouter à celles qui précèdent, et qui établiraient de plus en plus la variété, l'étendue et la profondeur des connaissances de M. Dubois. Mais nous en avons dit assez pour montrer qu'il était le prêtre le plus éclairé, je ne dis pas assez, le plus savant du diocèse, et probablement de la France entière. Ce qui mérite surtout de fixer notre attention, et peut-être notre admiration, c'est qu'il ne devait ses lumières qu'à ses propres efforts, et qu'il les avait acquises au milieu des persécutions, de l'ignorance des campagnes et des nombreux travaux de son ministère ; mais il avait deux grands maîtres, nos livres sacrés ainsi que le grand livre de la nature ; et justice est rendue tôt ou tard à celui qui sait en lire quelques pages…
Quant aux vertus de notre digne pasteur, le peu que nous pourrons en dire se trouvera, aux yeux de ceux qui l'ont connu, infiniment au-dessous de la vérité.
Le plus beau spectacle, disait un sage de l'antiquité, est celui du juste aux prises avec l'infortune. Cette pensée est aussi vraie que profonde pour celui surtout qui connaît la religion chrétienne et son divin fondateur. Or M. Dubois a été ce juste persécuté pendant toute sa vie.
Dès le moment où la raison commença à guider ses pas, il montra le désir d'entrer dans l'état ecclésiastique. Comme il était fils unique d'un premier mariage, son père s'y opposa vivement. Mais à l'âge de dix-sept ans et demi il abandonna ses instruments aratoires ; et malgré tous les moyens qu'on employa pour le détourner de son dessein, il s'appliqua aussitôt, et avec une volonté forte, à l'étude de la langue latine.
Devenu vicaire à Cournon, il eut à supporter les contradictions de quelques-uns de ses confrères, surtout à l'époque où parut la constitution civile du clergé. Son curé fit le serment qu'elle exigeait ; M. Dubois, après un mûr examen, dit que ce serment porterait la division dans le clergé, et refusa formellement de s'y soumettre. Il prévint tous les maux qui le menaçaient ; mais il ne s'affligeait que de ceux qui allaient fondre sur la religion, et par là même sur la patrie. Il convenait qu'il y avait alors de grands abus à détruire, mais il redoutait avec raison les voies de la violence où l'on allait se précipiter.
Pendant qu'il se cachait dans les environs de Saint-Nectaire, il a échappé souvent avec peine aux poursuites de ceux qui s'étaient sans motif proclamés ses ennemis mortels : « Un jour, me disait-il, plus de cinquante hommes armés me cherchaient dans le bois de Lambre (même commune de Saint-Nectaire) ; je n'étais pas éloigné d'eux. Ils n'auraient pas montré plus de zèle contre un loup enragé ; ils ne m'atteignirent point, mais ce souvenir réveille toujours en moi une profonde douleur. Vous me comprendriez si vous connaissiez celui qui était à leur tête. »
Dans une autre circonstance, il fut arrêté par deux hommes qui étaient sans armes. Il les serra dans ses bras et les porta à une certaine distance ; Mes amis, leur dit-il avec calme, que diriez-vous si j'étais aussi mal disposé à votre égard que vous avez paru l'être envers moi.
M. Dubois a été cruellement persécuté pendant la révolution de 93, et je serais trop long si je voulais rappeler ici tout ce qu'il m'a ingénûment raconté ; cependant, chose étrange et même inconcevable ! il m'a avoué qu'il avait plus souffert encore après cette sanglante révolution.
Nous l'avons déjà dit, M. Dubois fut forcé, en 1813, d'accepter la succursale de Saint-Nectaire. Il refusa d'abord, alléguant pour motif qu'il courait risque d'être assassiné dans le lieu où il avait reçu l'existence ; qu'un de ses prédécesseurs était mort sur la fin de la révolution par suite des mauvais traitements qu'il avait reçus de la part de trois hommes, dont l'un s'était pendu et un autre a également terminé sa carrière d'une manière bien affligeante. Il exposa avec sa franchise ordinaire tous les autres désagréments qu'on lui ferait éprouver. Tout ce qu'il avait annoncé lui est arrivé. Elle est bien loin de nous la pensée de blâmer les mesures prises par le vénérable prélat qui gouvernait alors le diocèse. Nous applaudirons toujours à ses excellentes intentions, et si, dans cette conjoncture, il crut devoir agir avec vigueur, c'est sans doute parce qu'il pensait que M. Dubois était nécessaire à Saint-Nectaire.

Saint-Nectaire : intérieur de l'église

Je passe sous silence deux faits très graves qui paraîtraient incroyables, et qui sont cependant incontestables. Je doutais s'il serait utile de les signaler ; j'ai consulté une autorité que je respecte infiniment ; elle a dissipé mes doutes. Je retranche donc deux pages de mon récit, et j'arrive à d'autres faits moins importants, mais qui concourent également à établir ce que j'ai avancé.
En 1819, quelques mères de familles vinrent se plaindre au pasteur de Saint-Nectaire de ce que leurs filles étaient trop exigeantes pour leur toilette, et qu'elles se laissaient aller à une trop grande vanité, en portant certains ornements qu'on nomme collerettes. M. Dubois, sincèrement ami de l'antique simplicité, s'éleva contre des parures qu'il croyait déplacées, au sein des campagnes, et en descendant de chaire, il toucha du bout du doigt un de ces colifichets pour le tourner en ridicule ; aussitôt le père de la demoiselle qui était ornée de la collerette, dénonça le curé au procureur du roi, en disant, dans sa lettre, que cette collerette avait été déchirée, le fichu arraché, la jeune personne meurtrie, et qu'il s'en était suivi un grand scandale. Mgr l'évêque m'envoya cette lettre, celle du procureur du roi, et me chargea, en qualité de commissaire, de lui donner une connaissance exacte de ce qui s'était passé. Je me rendis à Saint-Nectaire, j'interrogeai d'abord la demoiselle, et j'appris d'elle-même que tout ce qu'il y avait de grave dans cette dénonciation était faux. Je rédigeai aussitôt un rapport que signèrent la jeune personne et les notables de la commune.
Quelque temps après, M. Dubois fut dénoncé probablement par la même personne, non pas au procureur du roi, mais au ministre même de Louis XVIII, comme ayant prêché contre les acquéreurs de biens nationaux, et leur ayant refusé l'absolution à Pâques. La lettre du ministre à l'évêque de Clermont était énergique ; je fus encore nommé commissaire : ma tâche n'était pas difficile à remplir. J'attestai avec tout Saint-Nectaire, que M. le curé n'avait parlé que des détenteurs du bien d'autrui, et j'ajoutai que dans tous les temps et chez tous les peuples, il avait été permis de dire : Tu ne voleras point. Quant à l'absolution, je me permis de faire observer que les ministres de la religion n'avaient jamais attendu des ministres du roi l'ordre d l'accorder ou de la refuser.
Enfin, M. Dubois fut encore dénoncé comme exerçant la médecine. Au lieu de me rendre à Saint-Nectaire, je laissai ignorer au pasteur de cette paroisse, cette troisième dénonciation. Je me contentai d'écrire que M. le curé, qui était rempli d'instruction et de charité, distribuait gratis aux pauvres malades de sa paroisse quelques plantes qu'on venait lui demander ; mais qu'il les engageait toujours, surtout lorsque la maladie était grave, à consulter les gens de l'art ; ce qui était exactement vrai.
Malgré ces injustices et ces calomnies, malgré bien d'autres chagrins qu'il avait éprouvés, M. Dubois, homme de foi et de conviction religieuse, conserva toujours son caractère de fermeté, de bonté, de franchise et même de gaîté, lorsqu'il se trouvait avec un ami.
Le plaisir que lui procurait l'étude des sciences était grand sans doute ; mais son zèle à remplir tous les devoirs du pasteur était plus grand encore.
Pendant vingt-deux ans, il a desservi seul la paroisse de Saint-Nectaire, composée de plus de 1400 habitants disséminés dans un grand nombre de villages, la plupart d'un difficile accès, et dont quelques-uns sont à une grande distance du presbytère. Or, nous les avons entendus ces religieux villageois nous raconter avec quel empressement il gravissait leurs montagnes, traversait leurs vallons au milieu de pénibles et quelquefois de dangereux sentiers, pour leur porter, la nuit comme le jour, le secours de la religion. Toujours, disent-ils, il était prêt à baptiser nos enfants, à les instruire ensuite ; il leur donnait du pain après le catéchisme, craignant que leurs jeunes estomacs n'éprouvassent des besoins pendant le retour dans nos chaumières. Quelle peine il prenait pour les préparer à la première communion ! Que de bons conseils il donnait avant de bénir leur mariage ! Avec quelle patience il s'enfermait des jours entiers dans le saint tribunal, pour nous aider à guérir les maladies de notre âme ! Comme il nous consolait et nous soulageait dans les maladies du corps ! Il nous sera impossible de retrouver un tel père. Il aimait les pauvres ; il les secourait ; il aidait à ceux qui étaient dans la gêne.
En effet, son mobilier était nul ; sa nourriture et ses vêtements si simples, qu'il lui restait toujours beaucoup pour les malheureux, malgré la modicité du traitement. Quant au casuel, il était bien éloigné de l'exiger des pauvres qui sont nombreux dans ces villages ; du moins l'excellent curé le croyait ainsi, et il gémissait de voir son antique église dans un état de dénuement déplorable.

Saint-Baudime

Il savait cependant bien apprécier ce beau monument religieux du moyen âge, et son zèle pour la religion le rendait fier de le posséder dans sa paroisse.
Un jour il me montra dans la sacristie les reliques de saint Nectaire, qui a donné son nom au bourg, et qui est venu avec saint Austremoine porter la foi en Auvergne ; celles de saint Auditeur, patron de la paroisse ; celles d'un grand nombre d'autres saints, et en particulier de saint Baudime, dont il reste dans l'église un vieux buste couvert d'une forte lame de cuivre très anciennement doré, et qui présente une tête romaine. Il me parla avec douleur de la belle châsse de saint Nectaire, qui a été détruite en 93, ainsi que d'autres objets précieux qui ont disparu à la même époque. Il m'invita ensuite à examiner l'église en détail. Bâtie en pierres de trachyte ; que l'on a taillées presqu'à la manière du moyen appareil romain, elle repose sur une roche primordiale, et domine sur de profonds précipices. Elle n'est masquée par aucune construction, depuis que l'ancien monastère et le château du seigneur ont été détruits. M. Dubois me montra avec empressement le porche, les colonnes, le transept, les absides, les chapiteaux dont quelques-uns offrent des sujets du Nouveau Testament, tels que la Transfiguration, le Jugement, le Bon Pasteur ; d'autres des sujets bizarres qui signalent les mœurs du temps. Il me fit remarquer les anciens costumes des personnages, des cotes de maille, et particulièrement sur l'un de ces chapiteaux, l'église elle-même représentée sous l'emblème d'un vaisseau, surmontée du côté du levant de sa tour à double étage, et du côté opposé d'une espèce d'observatoire ou de belvédère. Cet édifice sacré est antérieur aux magnifiques constructions du style ogival, qui s'élevèrent en Occident au temps des croisades. Il est même antérieur à nos nombreuses églises qui furent construites au onzième siècle, et que l'on peut rapporter au style byzantin ou roman moderne. C'est un de ces intéressants monuments du style roman ancien, dont nous sommes encore si riches, et qui, comme les églises du Port, à Clermont, d'Issoire, de Saint-Saturnin, d'Orcival, une partie de celles de Volvic, d'Ennezat, de Mozat, etc…, ont été élevées depuis le sixième jusqu'à la fin du dixième siècle. Moins grande que celles du Port et d'Issoire, l'église de Saint-Nectaire n'a jamais subi autant d'altération. Elle s'en distingue par plusieurs caractères favorables à l'élégance et surtout par des colonnes simples et sphériques, au lieu de piliers qui, dans les nefs mêmes, soutiennent les voûtes et les tribunes. Après ces observations et un grand nombre d'autres qui signalent de plus en plus et les connaissances et le zèle de M. Dubois, il me dit que ce bel édifice était celui de notre diocèse qui a le mieux conservé l'antique pureté du genre, et qui mérite le plus d'être rangé au nombre des monuments nationaux. Un jour viendra, ajouta-t-il, où les amis des arts sauront l'apprécier. En effet, je viens de rencontrer un archéologue du midi, qui publie un travail sur les monuments religieux, et qui a fait en ma présence la même réflexion.

Chapiteaux de l'église de Saint-Nectaire
  
Homme profondément religieux, M. Dubois possédait aussi à un haut degré toutes les vertus morales. Son courage était à toute épreuve ; on l'a vu célébrer le saint sacrifice, et monter en chaire au moment où il éprouvait de violentes coliques. La sévérité de ses mœurs était connue de tout le monde ; sa modestie, son désintéressement ne l'étaient pas moins. Toute son ambition aurait été de passer sa vie dans le triste village de Fohet, et cependant il était capable d'opérer le bien même dans les paroisses les plus importantes, quoiqu'il dédaignât certains usages du monde. Si on l'a vu quelquefois montrer un peu de vivacité dans son zèle, c'est qu'il aurait voulu éloigner ses chers paroissiens de l'ombre même du mal. Ce n'était pas un prêtre intolérant ; il m'écrivait en 1829 : « Notre maître est venu chercher ce qui était perdu ; par conséquent, plus une personne s'est égarée, plus elle doit inspirer l'intérêt aux yeux de la charité…
Les deux grandes plaies, ajoutait-il, que nous voyons dans nos paroisses son l'indifférence qui flétrit l'âme, et la dévotion mal entendue qui la laisse avec ses défauts… Attaquons le mal ; mais soyons indulgents pour les personnes, surtout si elles reviennent sincèrement de leurs écarts. »
On craignait M. Dubois dans sa paroisse ; mais on l'aimait en même temps, on l'estimait par-dessus tout. Or, le peuple, lorsqu'il ne se laisse pas égarer, est un plus juste appréciateur du mérite qu'on ne le pense ordinairement dans les classes supérieures.
Les lumières et la charité de ce digne pasteur répandaient encore leurs bienfaits hors de Saint-Nectaire. J'ai vu plusieurs fois dans nos promenades combien dans nos environs on lui témoignait d'estime, d'intérêt et de reconnaissance.
En 1827, nous nous trouvions ensemble dans une vallée des monts Dores. Nous voulûmes gravir au sommet d'une montagne escarpée. Nous arrivâmes sur un rocher d'où nous ne pouvions plus ni monter, ni descendre sans un véritable danger. Un habitant de la commune du Chambon reconnut M. Dubois ; il le pria instamment et à haute voix de rester où il était, et qu'on allait venir à son secours. Il courut dans un village voisin, et revint avec plusieurs personnes qui portaient des cordes. A leur arrivée, j'étais sur la montagne, mais seulement après trois heures de fatigue, par un jour où il faisait une chaleur excessive, et où nous aperçûmes près de nous plusieurs vipères. La soif nous dévorait ; nous cherchions à l'apaiser par le suc des racines de quelques plantes, et en particulier d'une espèce de trèfle connu dans le pays sous le nom de réglisse. M. Dubois, qui était alors âgé d'environ soixante-quatorze ans, ne voulut pas se servir des moyens qu'on lui offrait. Lorsqu'un curé, dit-il, a fait une sottise, il faut qu'il la boive. Il se mit à fredonner une chanson de table, pendant qu'il était tourmenté par la faim, et à la place du jus de la vigne, il montrait la racine de réglisse. Il arriva enfin auprès de nous, et les montagnards firent éclater toute leur joie ; ils félicitèrent M. Dubois de la manière la plus franche, exprimèrent les craintes qu'ils avaient éprouvées, et l'un d'eux lui baisa la main. Un autre avait porté un morceau de pain noir, et une bouteille en bois, nous mangeâmes ce pain et nous vidâmes la bouteille. Nous remerciâmes ces bons villageois, en nous applaudissant de l'excellent repas que nous venions de prendre.
Le respectable desservant de Saint-Nectaire, malgré son grand âge, malgré les persécutions et les tracasseries passées, semblait être heureux et tranquille dans son modeste presbytère. Il goûtait du moins le bonheur que procure le témoignage d'une bonne conscience, et le sentiment du bien qu'il avait opéré. Ses confrères du voisinage venaient à son secours, et Mgr l'évêque lui avait procuré un vicaire au commencement de cette année. Cependant, tout récemment encore, l'on avait cherché à inspirer à Sa Grandeur des préventions contre M. Dubois ; mais notre digne prélat a su repousser une aussi criante injustice, et l'a laissé ignorer au pasteur, dont la vie pleine de bonnes œuvres allait être arrachée par le fer d'un assassin.
Peu de jours avant une catastrophe si imprévue, je reçus de ce vénérable ami une lettre par laquelle il me témoigne le plus vif intérêt. Il me parle du voyage que je viens de faire, des avantages que le savoir offre à tous, et particulièrement aux prêtres ; il m'engage à ne jamais parler de science avec les ignorants qui la tournent en ridicule par orgueil, et surtout à éviter les discussions avec eux. « Vous serez forcé de les humilier, me dit-il, ils auront peut-être quelque difficulté à vous pardonner… La jalousie conduit à la froideur, et même à la haine et de celle-ci à l'injustice et à la calomnie il n'y a qu'un pas. »
Il me parla ensuite de ses forces physiques qui n'ont commencé à diminuer qu'à l'âge de soixante-douze ans, et qui lui permettent encore d'aller dans les villages de sa paroisse. « Cependant, ajoute-t-il, je ne suis plus celui auquel les précipices du Mont-Dore et du Cantal ne faisait pas tourner la tête. » Il m'annonce enfin l'intention de me faire une visite à Olloix, le jour de ma fête (saint Jean), et m'engage à ne pas manquer d'y venir. Il écrit dans ce sens à M. l'abbé Mandonnet, curé d'Olloix, et trois jours après nous apprenons que M. Dubois avait été assassiné entre l'église et le presbytère, au moment où il venait d'offrir le sacrifice de nos autels. Cette affreuse nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair. On la repoussait d'abord comme incroyable ; mais enfin elle ne se trouva que trop vraie ; la consternation fut générale, l'indignation profonde. M. Dubois avait reçu plusieurs coups d'une espèce de poignard, deux au moins étaient mortels, et cependant il ne tomba pas. Lorsqu'il vit l'assassin se précipiter sur lui, il leva sa canne ; il pouvait le renverser de son propre aveu ; mais il se rappela qu'il avait peut-être trop fui le martyre dans la révolution, il pensa qu'en ce moment on ne pouvait lui donner la mort qu'en haine de la religion et du caractère sacré dont il était revêtu ; il ne frappa point ; il fit mieux, selon l'esprit de la religion, il se laissa immoler à l'exemple des soldats de la légion thébaine. Quel mal t’ai-je donc fait ? Ce fut la seule plainte du curé. Une femme crie, elle accourt ; l'assassin Chandèze prend la fuite ; il cherche à se blesser, soit dans l'intention de se soustraire à la justice humaine, soit dans celle de faire croire que c'était l'ouvrage de sa victime.
M. Dubois, qui a reçu une profonde blessure à la partie supérieure de l'abdomen, une autre près de la neuvième côte du côté gauche, et une troisième à la gorge également sur le côté gauche, est baigné dans son sang et se tient encore debout. On lui porte un siège : il se repose un instant ; il déclare froidement qu'on vient de le tuer. On veut l'emporter, il s'y refuse ; il marche jusqu'à la cure, laissant derrière lui de larges traces de sang. Il veut se déshabiller lui-même et se placer seul sur son lit de mort.
Il vécut six jours dans les plus vives douleurs, sans faire entendre le moindre murmure, le moindre gémissement. Il éprouvait de violents maux de tête ; la congestion cérébrale était évidente, et cependant il ne perdit pas un instant l'usage de sa raison.
Au moment où il recevait les derniers sacrements avec une foi vive et la piété la plus sincère, on lui demanda s'il pardonnait à ses ennemis, et en particulier à son meurtrier. Sans doute, je pardonne, répondit-il avec calme ; je ne connais pas ses intentions, je ne lui avais fait aucun mal ; mais il ne m'a pas fait grand tort, j'avais si peu de temps à vivre !
M. Dubois était un homme d'une rare énergie, suivant l'expression de M. le docteur Vernières, qui lui a prodigué tous ses soins ; mais cette âme si forte, si généreuse et si grande était soutenue par le sentiment de la religion.
Ce digne pasteur, dont les jours avaient été remplis par l'étude, par les bonnes actions, par les persécutions et les épreuves de tout genre, expira, comme nous l'avons dit, le 27 juin 1836, à deux heures du soir. La cérémonie des funérailles eut lieu le 29, à dix heures du matin. Plusieurs ecclésiastiques s'empressèrent d'aller rendre les derniers devoirs à ce vénérable confrère. Non seulement les habitants de Saint-Nectaire, mais encore un grand nombre de personnes des paroisses voisines assistèrent à cette triste cérémonie.
Un de MM. les curés du canton monta en chaire, au moment où allait commencer l'office funèbre. Après avoir cité un passage de l'Écriture sainte, dont le sens est que la mémoire du juste ne périt pas, il montra que M. Dubois par ses lumières, son zèle et ses vertus, avait été le digne successeur de saint Nectaire, de saint Auditeur, et de tant d'autres saints prêtres de cette paroisse. Il rappela en peu de mots ce qu'avait fait pour ses paroissiens ce respectable pasteur. Il fit sentir toute l'étendue de la perte que venait de faire le diocèse de Clermont, et surtout la paroisse de Saint-Nectaire. Les larmes coulèrent, les gémissements se firent entendre, l'émotion fut profonde dans le clergé et dans le reste de l'auditoire. Celui qui parlait fut ému lui-même ; il reprit aussitôt ses forces et dit à ses auditeurs qu'il aurait encore le courage de leur adresser quelques mots, s'ils avaient celui de comprimer un instant la vive expression de leur trop juste douleur.
Des réflexions graves se pressaient dans son esprit ; il s'arrêta enfin à deux principales ; dans la première, il montra ce qu'était l'assassin Chandèze, qu'il connaissait parfaitement. Il établit par le témoignage d'un grand nombre de personnes, et par ses propres observations, que c'était un misérable ignorant, qui avait des prétentions à la science ; que ses exagérations politiques ou plutôt anarchiques, et sa longue haine contre la religion et le clergé, haine qu'il exhalait par les discours les plus impies et que des encouragements coupables avaient encore fortifié, lui avaient troublé le cerveau ; que cet être dégradé, qui joint à la vanité d'un Fieschi l'impiété d'un Louvel, a peut-être fini par se persuader que les prêtres voulaient l'empoisonner ; qu'il est devenu ainsi, et probablement par sa faute, un maniaque, un fanatique ennemi du sacerdoce, et en particulier du vertueux ministre qu'il a égorgé ; « Voilà, ajouta-t-il, l'ouvrage de l'irréligion. Non seulement elle ébranle l'ordre social en prêchant le régicide et l'anarchie ; non seulement elle divise les familles et brise les liens qui les unissent ; non seulement elle éteint les institutions généreuses, et arrête tous les progrès ; mais encore elle prive l'infortuné d'une influence de répression qui l'éloigne du mal, d'une influence d'encouragement qui le porte à tout ce qui est honnête, et d'une influence de consolation qui adoucit le fardeau de la vie et de ses misères. Elle le laisse tomber dans le désespoir, l'abrutissement et le crime. Malgré les passions des hommes, quels sont les peuples les plus avancés dans la civilisation et la véritable liberté ? Ce sont les peuples chrétiens. Qu'étaient plus des trois quarts des hommes, même chez les nations les plus éclairées de l'antiquité païenne ? Des esclaves. Quels sont les peuples les plus ignorants, les plus abrutis, les plus éloignés du christianisme bien compris. Voilà ce que vous deviendrez vous-même, chers habitants des campagnes, si vous aviez le malheur de prêter l'oreille aux désolantes doctrines de l'impiété, et de laisser arracher de vos cœurs cet attachement sincère que vous montrez surtout en ce moment pour la religion de vos pères. Quelques-uns même deviendraient peut-être, comme ce misérable Chandèze, des fanatiques, des forcenés, des assassins. Nous n'avons pas à craindre aujourd'hui le fanatisme religieux, c'est le fanatisme irréligieux qui travaille à étendre sur la société un crêpe funèbre. »
Il signala, dans une seconde considération, l'énorme différence qui existait entre cet assassin et sa victime. Il rappela qu'à l'instant même où ce malheureux frappa son pasteur, celui-ci, qui lui avait fait l'aumône la veille et qui lui avait indiqué quelques remèdes, s'approchait de lui pour lui demander en quel état se trouvait sa santé. L'indignation se mêlait à la douleur de cette nombreuse assemblée, lorsque l'orateur termina son improvisation, à peu près en ces termes : « Ne croyez pas, mes très chers frères, que je vous adresse en ce moment la parole pour irriter vos esprits, ce serait mal comprendre la religion, et les sentiments qui animaient notre vénérable confrère ; c'est au contraire pour vous calmer, et remettre sous vos yeux les beaux exemples qu'il vous a toujours donnés ; le dernier est le plus grand et le plus frappant de tous. Puissiez-vous le graver profondément dans vos cœurs ! Nous avons tous vu les traces du sang de votre pasteur ; nous avons vu que ce sang a jailli jusqu'aux pieds de la croix qui se trouve sur votre place. Vous croyez peut-être que ce sang crie justice et vengeance ; hé bien ! vous vous trompez ; il crie pardon et miséricorde. Le Sauveur mourant sur la croix a pardonné à ses bourreaux ; votre pasteur, frappé de mort aux pieds de la croix, a pardonné à son assassin. Quel mal t'ai-je fait, dit J. C. à ceux qui vont l'immoler ? Quel mal t'ai-je fait, dit son digne ministre à celui qui l'égorge ? Ils ne savent ce qu'ils font, dit le Rédempteur. Je ne connais pas ses intentions, dit le prêtre que nous pleurons. La religion désire vivement que ce meurtrier n'ait pas conservé assez de raison et de liberté pour être coupable devant Dieu et devant les hommes ; elle désire que l'attentat ne soit pas même volontaire dans son principe, ce qui n'est peut-être pas donné aux hommes de connaître parfaitement ; mais si l'action a été libre et volontaire du moins dans ses causes, la religion vient encore tendre les bras au coupable. Qu'elle est grande ! Qu’elle est admirable cette religion que nous ont conservée nos ancêtres ! Puissiez-vous ne l'oublier jamais ! Puissiez-vous tous, en présence des dépouilles mortelles de ce vénéré pasteur, pardonner sincèrement à vos ennemis ! Quelles leçons ! Quels touchants exemples il voua a donné ! Sa vie a été celle d'un saint ; sa mort celle d'un martyre. Elevons ici nos âmes jusqu'à la hauteur du christianisme. Nous perdons aujourd'hui un ami, un père, le modèle de toutes les vertus ; notre affliction est légitime ; mais aux yeux de la religion, c'est un jour de triomphe. Nous avons un nouvel ami, un nouveau protecteur dans le ciel ; il n'abandonnera pas sa paroisse chérie. Unissons tous en ce moment nos prières à ses vœux, pour obtenir du Seigneur un prêtre digne de lui succéder, un prêtre animé d'un zèle aussi éclairé que prudent ; un prêtre, en un mot, guidé par le véritable esprit de la charité chrétienne. »




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